Le rôle de ta vie
Le théâtre est un moyen d’expression ludique, sincère, qui mobilise diverses postures et qualités chez tous ceux qui s’aventurent sur les planches. Être comédien c’est savoir se mettre en scène. Au-delà du simple rôle et du texte, le théâtre est aussi un puissant vecteur de réflexion à propos de l’actualité. Dans la commune de Molenbeek, nombreuses sont les initiatives culturelles visant à déclencher et affirmer le vivre-ensemble, la scène théâtrale n’est pas en reste. Mixité sociale, discrimination, identité. Autant de sujets qui inspirent les membres de l’asbl Ras El Hanout, un projet citoyen prônant un théâtre engagé. Dans une optique différente, le comédien Ben Hamidou et sa collègue Caroline Safarian dirigent les ateliers-théâtre de la Maison des Cultures. Si les opinions et les moyens divergent, l’envie de partager et de transmettre existe dans les deux cas. Au final, peu importe la scène que l’on choisit, il y a toujours un rôle à jouer.
- Ras El Hanout est un drôle de nom pour une asbl, ce terme désigne un mélange d’épices souvent utilisé dans la cuisine des pays du Maghreb. C’est précisément cette idée de mélange et de mixité sociale qui est au coeur des objectifs de cette association culturelle fondée il y a 7 ans.
- Ismail, Salim et Abdelhak, les trois initiateurs du projet, ont voulu se lancer dans une forme de théâtre engagé pour atteindre un certain public. Leur première pièce « Fruit(s) étranger(s) » traite de problèmes sociaux actuels comme la discrimination à l’embauche ou le racisme ordinaire. Sans filtre et avec un humour débridé, le résultat fait mouche.
- Deux ans après la création de l’asbl, en 2012, la décision est prise de travailler avec des jeunes au sein d’ateliers pour leur donner goût au jeu théâtral tout en leur offrant l’occasion de développer la confiance en soi. Ici, le groupe s’apprête à débuter les répétitions d’une pièce qu’ils ont eux-mêmes montée.
- « Mariage à ranger » met en scène le personnage de Zakaria qui s’apprête à se marier, mais étant sans emploi, celui-ci doit d’abord changer sa situation professionnelle. Avant la représentation, la jeune troupe répète une dernière fois.
- Salim encadre les jeunes comédiens de la conception jusqu’à la représentation de la pièce. La mise en place de la scénographie est un élément essentiel auquel il participe également.
- Lors de chaque spectacle, un buffet est préparé par des femmes proches de l’asbl. Des pâtisseries sont vendues pour une somme modique mais qui permet un complément financier non négligeable pour Ras El Hanout. Un modèle économique comme un autre.
- L’asbl n’est installée à Molenbeek que depuis le mois d’août 2015. Avant cela, l’équipe devait sans cesse trouver des lieux en location pour réaliser ses représentations. Être une troupe itinérante coûte cher et ne permet pas une réelle indépendance.
- À l’arrière du bâtiment, dans les coulisses, un espace considérable est pour le moment réservé à l’amoncellement de divers objets. Des travaux doivent être effectués pour permettre d’aménager cet espace avec, à terme, peut-être une nouvelle salle de spectacle.
- Néanmoins, le coût de tels travaux est très élevé pour ce bâtiment ancien qui a autrefois été un garage. Pour financer un tel projet, l’asbl lance de nombreux appels aux dons, notamment sur la plateforme Crowdfunding. En attendant, les bureaux de l’administration ont été installés dans la partie haute de l’édifice.
- Dans les bureaux provisoires, Salim rassemble son groupe pour travailler sur une nouvelle pièce inspirée d’un groupe Facebook « troc et échange ». Chaque jeune est libre d’exprimer ses idées, ses tirades et des possibilités de mise en scène. Avant même de penser la conception d’une pièce, les jeunes suivent certaines étapes en amont comme des discussions sur l’actualité, des exercices d’expression. Il y a aussi un aspect documentation très important, Salim est là pour les aider à rendre agréable pour le public ce qui est joué sur scène.
- L’improvisation est une autre étape dans le processus mis en place dans les ateliers orchestrés par Salim. Après l’échange d’idée autour de la table, le groupe de jeunes doit mettre en pratique ce qui a été dit plus tôt, avec pour objectif de pouvoir discerner ce qui fonctionne ou pas une fois sur scène.. Avant tout ça, les jeunes sont tenus d’être à l’écoute les uns envers les autres pour apprendre à se connaître.
- Comme dans un sport, le théâtre nécessite un petit échauffement du corps, puisqu’être présent sur scène, c’est adopter une posture et une gestuelle propre au rôle que l’on interprète. Il faut environ 50h de travail pour pouvoir monter une pièce, mais le plus important n’est pas d’imposer aux jeunes ce qu’ils ont à jouer. Ils doivent, au contraire, chercher en eux ce qu’ils ont à donner.
- Salim Haouach a 34 ans. Avant d’être un des responsables de Ras El Hanout, Salim a grandi entre Molenbeek et Laeken où il a suivi un parcours scolaire classique dans une école assez élitiste. Il était alors l’un des seuls élèves d’origine étrangère, ce qui n’était pas très bien vu dans ce milieu à l’époque. Malgré cet environnement d’éducation, Salim reste proche des quartiers populaires et de ses amis plus modestes.
- Après un passage par l’Université libre de Bruxelles, Salim devient responsable des achats au service multimédias d’une filière de la Fnac. Mais à l’époque où il est étudiant, Salim fait partie d’un cercle et commence à vouloir réfléchir à de nouveaux moyens d’aborder certains sujets d’actualité. C’est à partir de là que Salim va se lancer dans l’aventure de Ras El Hanout, aidé par plusieurs rencontres. L’idée est de faire du théâtre d’intervention, d’instiguer une réflexion grâce à l’humour. Impliquer la jeunesse molenbeekoise au sein de l’asbl est un volet qui apparaît plus tardivement mais dont l’importance n’est pas négligeable. Comme l’explique Salim, ce n’est pas seulement faire du théâtre, mais aussi jouer un rôle pédagogique. » Ce qui est important, c’est d’être là pour les jeunes. Au-delà du théâtre il y a vraiment cette présence. Présence qui intervient dans un parcours, à un moment bien précis. J’aime penser que nous sommes un grain de sable dans une machine qui ne fonctionne pas bien. «
- Pour mener à bien certaines actions culturelles, Ras El Hanout doit parfois demander des subsides auprès de la commune. Il s’agit bel et bien d’une collaboration entre les institutions politiques et l’asbl, dans un souci de promouvoir le vivre ensemble et la mixité sociale. Ici, Salim se trouve dans le bureau de Sarah Turine, échevine responsable de la culture et de la cohésion sociale et d’Ann Gilles-Goris, échevine de l’action sociale et des seniors. Il est venu demander un soutien financier pour la réalisation d’un projet en partenariat avec un chercheur canadien menant une étude sur l’âgisme, ou comment mieux impliquer les personnes âgées dans la vie citoyenne. En tenant compte des conclusions du chercheur, Salim voudrait monter une pièce sur cette thématique et ainsi jeter des ponts entre plusieurs générations. Pour valider une participation financière d’environ mille euros, le dossier qui présente l’initiative doit être validé en conseil communal. Si tout se passe bien, plusieurs activités pourraient être organisés en marge de la pièce même, comme des rencontres entre les jeunes et les personnes âgées.
- À la fin de la représentation de la pièce « fruit(s) étranger(s) » la troupe salue longuement le public et échange avec lui. L’esprit de débat et de rencontre fait partie de la sensibilisation pédagogique au cœur du projet de « l’Épicerie ». Lancé par l’asbl, cette initiative a encore besoin de financement pour décoller mais dispose d’un large soutien de la part des spectateurs. L’authenticité est le maître mot. S’attaquer frontalement à des sujets tabous pour déconstruire les clichés et déranger, une position risqué mais assumée par Ras El Hanout.
- Au sein de la Maison des Cultures et de la Cohésion Sociale de Molenbeek, différentes activités culturelles sont organisées à l’égard des citoyens. Située dans le Molenbeek historique, elle est une institution emblématique de la commune et cherche à établir un rapport de proximité entre les habitants. C’est ici que des ateliers de théâtre sont dispensés à la fois pour les jeunes, mais aussi pour les adultes.
- L’espace à disposition est vaste, on sent encore l’atmosphère de l’école peser dans le bâtiment. Tout au long de l’année, des expositions sont organisées toujours dans une optique d’interculturalité.
- Les ateliers de théâtre avec les adultes se déroulent dans une salle aménagée au sous-sol. Bien isolée, elle permet aux comédiens amateurs de pouvoir se concentrer sans être dérangés. D’étranges lampes mauves éclairent faiblement la pièce et rappellent les projecteurs d’une scène.
- Le groupe est composé d’une douzaine de personnes, pour la majorité d’entre eux il s’agit de leur première expérience théâtrale. Le processus pour monter une pièce est très long, ici, la petite troupe va représenter « le Testament de Gabriel » d’ici à la fin de l’année pour un projet qui s’est étalé sur environ trois ans. Car, avant de pouvoir jouer un rôle, il faut se former en tant que comédien.
- Il a fallu, avant de s’attaquer au texte, que nos comédiens en herbe réalisent un véritable travail sur eux. Cela passe par des petits exercices de diction et de gestuelle, par exemple, devoir rejouer un moment personnel devant les autres membres du groupe. Le but est de dévoiler, petit à petit, sa personnalité aux autres. Pour jouer ensemble, il faut d’abord se connaître.
- Pour Ben Hamidou, il ne faut pas chercher à aborder sans cesse des thématiques lourdes de sens à Molenbeek, comme la religion. Le comédien préfère ausculter des sujets de sociétés plus généraux, mais pas forcément moins tabous. « Le testament de Gabriel » raconte les retrouvailles d’une famille à l’enterrement d’un des membres de celle-ci. On explore ici des réflexions liées à l’argent, la prostitution ou encore l’homosexualité.
- Quand Aziza assiste pour la première fois à une pièce jouée au Foyer à Molenbeek, c’est le coup de foudre. Elle décide alors de s’inscrire aux ateliers de la Maison des Cultures encadrés par Ben Hamidou et Caroline Safarian. Le nombre de places étant limité, elle a bien failli ne pas être acceptée au sein de la troupe mais, par chance, elle parvient à s’y faire une place. Depuis deux ans et demi, Aziza découvre le plaisir de jouer et de s’épanouir en empruntant la voie artistique.
- Pendant douze ans, Aziza a vécu dans la commune de Molenbeek auprès de son premier mari. Aujourd’hui, elle réside en dehors de Bruxelles et ne pourrait pas revenir. Ce qui la raccroche à Molenbeek c’est le théâtre et les affinités qu’elle a pu créer à l’intérieur du groupe. Elle insiste sur la vertu thérapeutique de l’art, le formidable effet positif qu’a eu l’expression théâtrale sur son inhibition. Aziza a redécouvert le monde il y a une vingtaine d’années, et a appris à accepter un passé difficile. Aujourd’hui, elle trouve le moyen de s’exprimer avec l’écriture de son autobiographie. Son mari actuel, Mohammed, a également rejoint la troupe de l’atelier.
- « Le théâtre est une expérience qui permet de moins se renfermer et d’extérioriser ses émotions. Chaque personne qui fait du théâtre a un vécu et peut s’exprimer librement ici. Je me découvre, et je ne changerais pour rien au monde ».
- Dans la même continuité, Ben Hamidou et Caroline Safarian veulent réitérer la dynamique de l’atelier pour adultes, mais avec des jeunes. C’est un travail qui nécessite un engagement total et beaucoup de patience, il est difficile de constituer un groupe solide, d’organiser des rendez-vous ponctuels avec eux. La rigueur artistique existe et elle ne s’apprend pas du jour au lendemain.
- Le centre culturel a été inauguré en 2006 à l’initiative du bourgmestre Philippe Moureaux. Le bâtiment est également reconnu comme monument par le gouvernement de Bruxelles-Capitale.
- Le théâtre à Molenbeek n’est pas prêt de disparaître. S’il convoque des personnes de différents horizons, d’opinions diverses, il sert des causes semblables. Epanouissement, rigueur, expression, conscience de soi et confiance en soi. Servir la culture et la rencontre de l’autre par le rire ou les larmes, c’est aussi comme ça que l’on peut créer de la cohésion. Comme dirait Ben Hamidou : « Le théâtre, c’est mettre en scène la vie ».
- La notoriété du comédien, qui a grandit à Molenbeek, lui permet de pouvoir tenter de nouvelles expériences artistiques, parfois bien loin de chez lui. Malgré cela, ses pas le ramènent toujours à la porte de sa commune.