Molenbeek concentre 16% des associations d’alphabétisation dans la Région bruxelloise, soit deux fois plus qu’Ixelles et dix fois plus qu’Uccle. Nous nous sommes plongés dans le monde de « l’alpha » aux côtés de Marie-Claude, qui enseigne le français dans l’une de ces ASBL molenbeekoises. Depuis dix ans, elle participe avec passion à l’intégration d’adultes aux origines, aux parcours et aux profils extrêmement variés. Très impliquée dans la vie de ses élèves, elle porte plusieurs casquettes : elle est tour à tour enseignante, assistante sociale, et parfois mère de substitution.

Grâce à son expérience, elle connaît comme personne les enjeux clés de l’alphabétisation à Molenbeek : comment trouver des repères lorsque l’on est primo-arrivant, comment trouver un travail et suivre la scolarité de ses enfants, comment s’insérer dans la vie sociale sans parler français … Du parcours du combattant au parcours d’intégration, nous vous proposons une immersion dans le quotidien des apprenants de Molenbeek.

Le « Sabir » est une langue de contact, celle que l’on parle à la croisée des chemins, par nécessité. À Molenbeek, c’est celui d’hommes et de femmes qui ont décidé d’apprendre le français pour prendre un nouveau départ. Accompagnés par Marie-Claude, découvrez-les à travers leurs portraits.

 

Les primo-arrivants

Le parcours d’intégration

L’insertion socio-professionnelle

Le cas des « Belgo-Belges »

État des lieux de l’alphabétisation

Tajuddin, Khaistakhan et Asif ont trouvé refuge en Belgique en 2016 après avoir fui leur pays, l’Afghanistan. Comme eux, 30 000 primo-arrivants atteignent Bruxelles chaque année. Une nouvelle vie ici ? Impossible quand on ne parle pas français. Ils se sont donc tournés vers des cours d’alphabétisation, mais leur intégration est lente et semée d’embûches. Les trois Afghans avancent, avec l’impatience de pouvoir tourner la page.

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Un jeune Afghan regagne sa chaise avec le sourire sous les applaudissements de ses camarades. Au tableau, il vient de détailler, en français, une recette traditionnelle de chez lui.

Tajuddin a 25 ans, mais la vie qu’il mène depuis son départ forcé d’Afghanistan lui en donne facilement dix de plus. Là-bas, il a été militaire et menacé de mort par les talibans. Il a dû fuir son pays et quitter sa mère, son petit frère et sa femme Zahra. Il a traversé l’Iran à pied pour rejoindre la Turquie où il a vécu deux ans. Mais c’est une impasse. Salaire de misère, aucun papier, aucun avenir. Tajuddin continue son voyage avant d’atterrir dans un centre de la Croix-Rouge à Arlon, puis à Molenbeek, enfin. Ses deux pouces levés, il explique que la Belgique est un « bon pays d’accueil pour les réfugiés ».

Son apprentissage de la langue est d’abord motivé par l’amour : Tajuddin remue ciel et terre pour faire venir son épouse depuis qu’il vit dans la commune. Mais son français est balbutiant et il ne comprend aucune des démarches administratives. Il part donc à la rencontre de Marie-Claude dans les locaux de La Rue en décembre 2016. À Molenbeek, elle a la réputation d’aider ceux qui ont déjà frappé à toutes les portes en vain.

Sous protection subsidiaire, Tajuddin peut prétendre au regroupement familial en plus d’une autorisation de séjour. Marie-Claude l’a accompagné à l’Office des étrangers, mais elle lui a demandé de s’inscrire à son cours d’alphabétisation en éducation permanente. Pour elle, le français est le « mot de passe » de l’intégration des primo-arrivants pour gagner leur indépendance. Aider les enfants à l’école, trouver un travail, traverser les frontières de Molenbeek… Tout est lié. Marie-Claude l’a bien compris et dans son cours, les situations du quotidien se déclinent en thématiques.

« Parler, lire, et écrire pour aller à l’université »

Depuis qu’il suit les cours d’alphabétisation quatre jours par semaine, ses progrès sont indéniables à l’oral. Mais Tajuddin sait qu’il lui reste beaucoup de travail pour maîtriser la langue à l’écrit. « Ces cours, ce sont les seuls moments où je peux pratiquer le français », déplore-t-il. Il s’accroche avec l’espoir d’intégrer une université en Belgique dans quelques années.

Tajuddin a beaucoup voyagé pour venir en Belgique. En Bulgarie, des policiers l’ont arrêté sans raison. Ils l’ont frappé. Ils ont volé son GSM, mais aussi ses chaussures et son sac qui contenait trois cents dollars et de la nourriture. Pour lui, la Belgique, mais aussi la Serbie, le Monténégro et l’Allemagne sont de bons pays d’accueil pour les réfugiés.

Khaistakhan est né en 1996 en Afghanistan et il est à Molenbeek depuis l’été 2016. Analphabète, il suit les cours de Marie-Claude depuis cette période. L’enseignante le décrit comme un autodidacte. « Il est débrouillard et, malgré ses lacunes, il met en place des stratégies pour s’en sortir avec le français ».

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Comme ses camarades, Asif n’a jamais connu la paix. Il a fui la guerre incessante entre armée et talibans, ainsi que la menace de Daech. Même s’il ressemble à un énorme champ de bataille, son pays lui manque.

Asif adore les mots. Il est très assidu et perfectionne son français en dehors du cours de Marie-Claude. Sur les murs de sa chambre, on trouve des notes de vocabulaire, accompagnées de leur traduction phonétique en pachto.

Asif est un grand fan de cricket, un sport très populaire en Afghanistan. Il voudrait le chèque sport délivré par le CPAS, mais il ne l’a pas encore reçu. Il a besoin de se défouler. À végéter pendant son temps libre à Molenbeek, il voit son corps changer. Sa seule distraction est de regarder les matchs de cricket sur le minuscule écran de son GSM.

Pour obtenir l’aide du CPAS qui lui permettra de s’inscrire dans un club, Asif doit d’abord être domicilié à Molenbeek. Inquiet, il demande conseil à Marie-Claude à la fin d’un cours. « Ne t’impatiente pas ! Les agents de quartier vont bientôt valider ta domiciliation », lui dit-elle pour le rassurer.

Pour obtenir l’aide du CPAS qui lui permettra de s’inscrire dans un club, Asif doit d’abord être domicilié à Molenbeek. Inquiet, il demande conseil à Marie-Claude à la fin d’un cours. "Ne t’impatiente pas ! Les agents de quartier vont bientôt valider ta domiciliation", lui dit-elle pour le rassurer.

Si Asif n’est pas encore domicilié, c’est parce que son logement est considéré comme insalubre aux yeux de la commune. À Molenbeek, il loue sa chambre à un marchand de sommeil et elle ne respecte pas les normes en vigueur.

Grâce au soutien de Marie-Claude, Asif est confiant. Il sait qu’il est prioritaire sur une liste d’attente pour un nouveau logement social. Il continue de suivre son cours pour pouvoir être autonome.  Pour l’instant, l’Afghan a le niveau A3. Le plus difficile pour lui reste l’écriture en français. Il lui faut retenir l’alphabet et habituer son poignet à former de nouvelles lettres. Son objectif : être bilingue en français dans un an.

Il y a un an, Hassan est arrivé en Belgique. Arabophone, la langue française était un mystère pour lui. Il s’est alors inscrit, comme 900 autres primo-arrivants, au bureau d’accueil de Molenbeek pour suivre le parcours d’intégration francophone. Chaque matin, Hassan vient prendre des cours de français à l’ASBL VIA.

 

Depuis sept semaines, Hassan suit des cours de Français Langue Etrangère , dans les locaux de VIA, ASBL en charge du parcours d’intégration des primo-arrivants à Molenbeek et à Schaarbeek. Commencer une nouvelle vie dans un autre pays nécessite de connaître la langue, car sans ça « on ne peut pas trouver du travail ». Hassan vient d’Alep en Syrie, il y travaillait dans l’industrie du yaourt avant de partir seul à Addis-Abeba, capitale de l’Ethiopie. La pâtisserie devient à la fois son gagne-pain et sa passion. Sa femme ne tarde pas à le rejoindre mais l’absence d’école pour leurs filles les amène à quitter l’Ethiopie pour la Turquie.

Son arrivée en Belgique il y a un an et demi n’a pas été chose aisée, il était seul mais a su se faire des amis rapidement. Durant quinze mois, sa famille était en Turquie dans l’attente de pouvoir le rejoindre. « C’est très long » explique-t-il la mine fermée. Après quelques mois en Région bruxelloise, Hassan se renseigne pour suivre des cours de français. La commune d’Anderlecht l’a alors aidé à s’inscrire au parcours d’intégration géré par VIA.

Chaque jour, Hassan retrouve sa professeure Ludivine, boulevard Léopold II. Organisé par thématique, chaque cours représente une facette de la vie quotidienne des apprenants. 

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Malgré les moments de doute et de solitude, Hassan se sent maintenant bien en Belgique. Il est entouré et peut se consacrer à l’apprentissage du français en toute sérénité. Il envisage même de prendre des cours de néerlandais une fois le parcours terminé pour avoir « plus de chances de trouver un travail ». Débrouillard, Hassan n’hésite pas à pratiquer cette nouvelle langue au-delà de la salle de classe. Pour cela, il s’en donne les moyens, chaque soir il révise ce qu’il a pu apprendre le matin même. Grâce au parcours d’intégration, Hassan a pu apprendre le français mais surtout avoir confiance en son niveau. Devoir converser avec la commune est le plus difficile car « les gens parlent trop vite », mais il est arrivé à se familiariser avec le langage administratif.

Hassan s’est porté volontaire pour suivre ce parcours afin de gagner en autonomie, mais à partir de l’année 2018, les primo-arrivants en Région bruxelloise seront obligés de s’inscrire au parcours comme en Flandre et en Wallonie.

Le rêve d’Hassan est de pratiquer son métier en partageant sa culture : il souhaite ouvrir un restaurant où il cuisinerait des baklawas en écoutant Formidable de Stromae, l’un de ses chanteurs préférés. La prochaine étape pour Hassan sera de suivre un cours de citoyenneté pour mieux comprendre le fonctionnement de la Belgique.

 

Dilek est Turque, Ahmed est Marocain et Rahma est Belgo-Marocaine. Ils ne savaient pas parler la langue et ont tous les trois décidé, chacun à leur façon, de prendre des cours de français pour démarrer leur projet professionnel. Si vivre sans connaître la langue française s’avère compliqué, trouver du travail l’est encore plus.

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C’est à 28 ans que Dilek quitte la Turquie, l’âge auquel elle rencontre « son prince », un jeune Molenbeekois qui deviendra son mari. Dilek est alors professeure de dessin à l’Académie des Arts d’Izmir, sur la côte turque. Elle a deux choix : celui de « suivre son prince » ou « poursuivre son rêve ». Elle décide, sans grande hésitation de faire ses valises. Direction Bruxelles.

Sa vie est bouleversée en 2006 lorsque son mari décède des suites d’un cancer. Dilek se retrouve alors seule pour élever ses deux enfants. Ne sachant pas parler français, c’est là que « la vraie vie commence ».

« Ne pas parler la langue c’est être comme dans une cage. On voudrait en sortir mais la porte reste fermée »

Malgré tout, elle décide de rester vivre à Molenbeek, et de ne pas partir à Schaerbeek, une commune avec une forte population d’origine turque. Au moment où elle démarre ses premiers cours de français au CPAS de Molenbeek, elle ne connait que deux mots  : « Bonjour » et « Au revoir ». Ses débuts sont stressants, Dilek pleure fréquemment, par frustration ou par fatigue. Elle n’utilise pas les transports en commun et ne sort pas de son quartier, car elle angoisse et a peur de se perdre. Son professeur leur apprend à lire les indications dans une gare, à demander des tickets et à prendre le train. Deux mois plus tard, Dilek décide de mettre en pratique ce qu’elle a appris, et emmène ses deux enfants à Anvers. Tous les trois sont anxieux, mais relèvent le défi. Ce premier voyage la rassure, et lui permet de gagner en autonomie.

Aujourd’hui, Dilek bénéficie de plus de temps pour se consacrer à ses projets. En septembre, elle rencontre Emmanuelle Goffaux, l’écrivaine publique du CPAS de Molenbeek et commence à mettre en place son projet professionnel. Dilek souhaite intégrer une formation d’art-thérapeute, même si à 44 ans, c’est toujours plus difficile de reprendre des études.

Avec l’aide d’Emmanuelle, elles rédigent toutes les formalités nécessaires pour une équivalence de diplômes, ainsi qu’un CV et une lettre de motivation.

Emmanuelle et Dilek sont toujours en contact. Dilek se dit « réaliste », et sait que son désir d’intégrer une formation d’art-thérapeute n’est pas garanti, elle postule également à d’autres formations pour être animatrice. Pour elle, être sortie de cet isolement c’est avant tout « la liberté », cela lui a permis de trouver du soutien, et de reprendre un peu espoir même si tout est loin d’être acquis.

Travailler sans connaître la langue relève du domaine de l’impossible. Ahmed, Marocain d’origine, habitant Molenbeek depuis plus de 20 ans, en prend conscience après avoir perdu son emploi. C’est à ce moment-là qu’il décide de prendre des cours de français. Grace au bouche-à-oreille, il trouve le chemin du Collectif Alpha et de la voie vers l’apprentissage de la langue.

Analphabète et connaissant peu le français, il ne rencontre pas de problèmes particuliers pour trouver un emploi lors de sa première décennie molenbeekoise, à la fin des années 1990. Mais il perd son poste d’homme à tout faire dans un hôtel. Depuis, il ne retrouve rien. Onze années ont passé. Des offres lui ont bien été proposées mais pour de petits boulots précaires à temps partiel. « Seulement deux jours par semaine, ce n’est pas bien ! », lance-t-il avec véhémence.

« C’était plus simple avant, maintenant tout a changé »

Ahmed a compris que le monde du travail évolue sans cesse et qu’il doit s’y adapter. Les patrons étaient plus enclins à embaucher des étrangers ne parlant pas le français quand il est arrivé. Il suffisait alors d’avoir un peu d’expérience pour être engagé. Désormais, « même pour faire le nettoyage tu dois faire un stage. Je pense que c’est un travail d’ouvrier. Ce n’est pas qualifié. Mais il faut quand même avoir fait une formation ». Ahmed, ne sachant ni lire ni écrire, se retrouve alors bloqué dans un cercle vicieux.

« Mal au corps »

Ne pas connaître la langue est vécu comme une ostracisation. Avant de prendre des cours, Ahmed ne fréquentait que des personnes avec qui il pouvait parler en arabe. Pour lui, c’était un véritable problème. Il aime parler avec les gens, c’est un bavard. La barrière linguistique qui l’empêchait de rencontrer des gens, ça lui faisait « mal au corps ». Grâce aux 21 heures de cours hebdomadaire données par le Collectif Alpha, Ahmed se sent mieux.

En revanche, il ne sait pas encore lire et écrire et a beaucoup de mal à apprendre. Les cours lui ont cependant énormément apporté. Il parle français désormais. Avant les cours, il était incapable de remplir ses papiers administratifs sans l’aide d’un interprète, le chemin pour trouver un emploi en étant pourtant jonché. Grâce au Collectif Alpha, il a gagné en autonomie.

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Lors de son arrivée à Molenbeek dans les années 1980, le choc est brutal pour Rahma. Elle ne parle pas français et se retrouve seule dans un petit quatre pièces alors qu’au Maroc, elle vivait dans une grande maison pleine de vie. Elle reste chez elle pour s’occuper de ses quatre enfants et sa première approche de la langue se fait uniquement par la télévision, le journal et la radio. Les débuts sont difficiles, elle se renferme sur elle-même et est au bord de la dépression.

Un jour alors qu’elle fait ses courses, Rahma entend parler des cours d’alphabétisation et du Collectif Alpha. Elle s’adresse rapidement à l’association et commence à suivre les cours, qui arrivent comme un événement salvateur. Elle y apprend à lire, à écrire, à répéter des phrases simples, et surtout elle rencontre du monde. C’est avec Patrick, son professeur, qu’elle lit son premier livre en français. Rahma décrit la connaissance de la langue comme indispensable pour s’intégrer et gagner en autonomie.

« Si j’ai le choix et que je peux arrêter le travail pour reprendre les cours, je recommence directement »

Quelques années plus tard, son mari a des problèmes de santé et Rahma doit chercher du travail. Aidée par son caractère entreprenant, elle est engagée comme femme de chambre. Rahma travaille alors pour sept hôtels différents, six jours par semaine. Elle a des horaires interminables et doit arrêter les cours d’alphabétisation avec regret.

À cette époque, elle n’a pas besoin de mobiliser les connaissances apprises aux cours. C’est au moment où elle monte en grade et fait face à de nouvelles responsabilités qu’elle en ressent l’utilité. Elle doit régulièrement parler avec les clients et peut ainsi mettre la théorie en pratique. Son travail a considérablement accéléré son apprentissage, qui pour elle, est synonyme de sécurité de l’emploi : « Plus tu as de connaissances, plus tu as de chances de retomber sur tes pattes ».

L’école l’a beaucoup aidée d’un point de vue professionnel, mais également social. Aujourd’hui, Rahma est parfaitement intégrée et s’est constitué un réseau de contacts. C’est comme ça qu’elle a pu faire entrer sa fille dans l’hôtel qui l’emploie, trouver un boulot dans la sécurité pour son fils ou encore aider des personnes du Collectif Alpha à s’insérer professionnellement.

Au Centre Alpha de Molenbeek, Claude est le seul « Belgo-belge » sur les 138 apprenants qui suivent les cours. Depuis toujours, les francophones se font rares dans les cours d’alphabétisation à Bruxelles et ne représentent qu’un 1% des élèves, la majorité des apprenants étant de nationalité ou d’origine étrangère.

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Claude voit le jour à Mons à la fin des années 1960. Encore bébé, il est maltraité par ses parents et placé dans un home pour enfants dans lequel il reste jusqu’à sa majorité. Claude déménage ensuite de centre d’hébergement en centre d’hébergement jusqu’à ses 50 ans.

À cause de son enfance chahutée, il souffre d’un léger retard mental et aurait dû être scolarisé dans l’enseignement spécialisé à l’époque. Mais Claude n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Lorsqu’il regarde en arrière, Claude est rempli de regrets car il aurait aimé, lui aussi, apprendre à lire, à écrire et à calculer pour être capable de se débrouiller seul.

En septembre, Claude décide de pousser la porte du Centre Alpha de Molenbeek après son emménagement dans un appartement supervisé. Il doit désormais faire ses courses, cuisiner et s’occuper du ménage, choses qu’il n’avait jamais faites auparavant. Il devient plus autonome, mais pour pouvoir voler de ses propres ailes, il lui reste une chose importante à accomplir : apprendre à lire et écrire, « ainsi, je ne dois pas toujours demander aux gens de m’aider ».


Deux fois par semaine, Claude fréquente les cours du soir au Centre Alpha et évolue au sein d’un groupe  multiculturel, composé de six autres apprenants d’origines diverses : un Guinéen, un Congolais, un Turc et trois Belgo-Marocains. Claude, qui avait peu d’amis durant son enfance, est content d’avoir fait de nouvelles rencontres car « on peut discuter, rigoler … beaucoup de choses ont changé pour moi ». Le fait d’être le seul francophone ne lui pose aucun problème puisque l’inaptitude des apprenants à la lecture et l’écriture est le trait qui les rassemble.

Grâce aux cours, Claude prend confiance en lui. Sa sœur, Sylvie, trouve qu’il est sur la bonne voie et admire son courage. « Quelle surprise quand Claude m’a écrit une carte pour Noël ! Avant, il savait juste écrire son nom et son prénom. Mais grâce aux cours, il reconnait les lettres de l’alphabet, même s’il a encore du mal à les assembler »

Elle aurait envie qu’il révise plus à la maison pour accélérer son apprentissage. Il ne faut pas qu’il perde de vue son objectif final : habiter seul en appartement et être 100% autonome. Mais Claude reste réaliste et sait que ce ne sera « pas encore maintenant hein, mais quand je saurai bien lire et écrire pour pouvoir m’occuper de mes papiers et gérer mes sous moi-même ».

À Molenbeek, il y a beaucoup plus d’associations d’alphabétisation que dans les autres communes bruxelloises. Et si tant de structures s’y installent, ce n’est pas un hasard. Tout d’abord, cela peut s’expliquer par le fait que Molenbeek est une « porte d’entrée de l’immigration », selon Tatiana Debroux et Sarah De Laet, géographes à l’Institut de Gestion et d’Aménagement du Territoire (IGEAT), et que de nombreuses « personnes étrangères de niveau socio-économique faible s’installent dans la commune ». À un moment ou à un autre, certains ressentent le besoin d’apprendre le français pour évoluer dans leur nouvel environnement. Cela peut également s’expliquer par fait que le taux de chômage y est beaucoup plus important que dans le reste de la Région bruxelloise et que le niveau de diplômes des demandeurs d’emploi à Molenbeek est généralement plus faible qu’à l’échelle régionale, comme le souligne le rapport de l’IBSA.

 

« S » comme subsides

L’argent est le nerf de la guerre. Cet adage est aussi vrai pour le secteur de l’alphabétisation  L’octroi des subsides est un véritable casse-tête pour les associations, qui se retrouvent souvent dans l’incertitude au moment où les budgets de la commune, de la Région et des Communautés sont alloués. Les choses s’annonçaient pourtant bien en 2002, lors de la mise en œuvre du Plan bruxellois pour l’alphabétisation, initiative de Lire et Ecrire Bruxelles approuvée par la Région et la COCOF. Le Plan consistait à allouer un budget conséquent pour la création de 2000 places supplémentaires dans les cours d’alphabétisation et de FLE en Région bruxelloise. Lire et Ecrire a été le principal bénéficiaire de ce plan, puisque l’ASBL a reçu 750 000 euros par an pendant trois ans et a pu engager 90 travailleurs supplémentaires, dont les salaires ont été payés par la Région. A l’époque, « cette décision n’a pas fait l’unanimité auprès de certaines associations, qui auraient souhaité recevoir des subsides, elles aussi », avoue Francisco Hernando, coordinateur de la mission Réseau à Lire et Ecrire. Mais le temps des rancœurs a passé, et sur le terrain, on constate que Lire et Ecrire a atteint l’objectif des 2000 places, a détaché des formateurs dans une quarantaine d’associations, et les a déchargés de certaines missions administratives.

Depuis, la Région et la COCOF ont décidé de pérenniser le Plan bruxellois pour l’alphabétisation en continuant à verser annuellement de l’argent à Lire et Ecrire et d’en faire en 2010, le centre régional pour le développement de l’alphabétisation et de l’apprentissage du français pour adultes (CRéDAF). Aujourd’hui, selon Monsieur Hernando, l’ASBL reçoit 864 000 euros par an pour couvrir ses frais de fonctionnement.

 

Appels à projets

Quant aux autres associations, où trouvent-elles leur budget ? Plusieurs solutions s’offrent à elles : tout d’abord, elles peuvent répondre à des appels à projets lancés soit par la COCOF en cohésion sociale, soit par la Fédération Wallonie Bruxelles en éducation permanente. Celles-ci subventionnent plus d’une centaine d’associations d’alphabétisation à leur deux. Mais Sarah Turine, échevine à Molenbeek en charge de la Cohésion sociale et du Dialogue interculturel, déplore que les volets cohésion sociale et éducation permanente « servent à s’occuper de missions qui ne sont pas à la base de ce ressort, comme les cours d’alphabétisation ».

Les associations peuvent également répondre à des appels à projets lancés par le Fonds social européen, qui dispose d’un budget pour l’alphabétisation. Mais pour être candidat, il faut répondre à des critères précis, en plus de devoir remplir un dossier très détaillé. Pour les petites structures qui emploient une ou deux personnes, c’est un travail très contraignant, et souvent dissuasif.

EN SAVOIR PLUS

 

L’alphabétisation en chiffres

S’il est impossible de trouver des chiffres actualisés sur le nombre d’apprenants par commune, faute d’enquête et de recensement sur le sujet, Aurélie Akerman, coordinatrice en charge des actions de sensibilisation à Lire et Ecrire estime qu’il y aurait actuellement 8 500 apprenants et 148 opérateurs d’alphabétisation en Région de Bruxelles-Capitale (associations, CPAS, écoles de devoirs, …) Cependant, Madame Akerman rappelle qu’« il ne faut pas confondre l’offre d’alphabétisation avec la demande » : le nombre de personnes inscrites aux cours à Bruxelles est nettement inférieur au nombre de personnes potentiellement concernées par l’action de l’alphabétisation.

 

Des difficultés de part et d’autre du secteur

Concrètement, le bilan de l’action de l’alphabétisation à Molenbeek, comme à Bruxelles, est mitigé, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, il arrive fréquemment que des apprenants suivent les cours par intermittence, ce qui complique leur apprentissage et peut expliquer le fait que certains font du surplace. Marie-Claude, la professeure d’alphabétisation à La Rue, convient qu’« il y a beaucoup de ruptures dans ce public. Parfois, ils sont malades, ont des problèmes familiaux, ont des contrats de travail à durée déterminée donc ils arrêtent les cours et reviennent après. Mais à côté de cela, on a aussi d’autres apprenants qui ne veulent rater aucun cours et sont très motivés ».

Ensuite, de plus en plus d’institutions comme Actiris ou encore le CPAS les poussent à suivre des cours de langue en contrepartie d’un revenu d’intégration ou d’allocations de chômage. Les associations d’alphabétisation sont parfois obligées de leur fournir des attestations d’inscription, de fréquentation, ou de réussite. Une majorité des acteurs de terrain s’accorde à dire qu’il est contre-productif de former des gens sous la contrainte. De plus, cela pourrait entraîner une forme de « discrimination » voire de « stigmatisation », car « cela ne serait pas demandé à un ressortissant américain », estime Élodie Cailliau, professeure de FLE et spécialiste des politiques d’intégration. En outre, certains avouent fréquenter les cours uniquement pour toucher l’argent du CPAS ou d’Actiris, mais ne s’investissent pas dans leur apprentissage. Selon Aurélie Akerman, « il y a une pression qui pèse sur les apprenants et cette pression est dommageable. Quelques uns diront que ça les a motivés à suivre des cours, mais une grande majorité ne se sent pas écoutée ni accompagnée par ces institutions et assurent ne pas avoir le temps de prendre des cours tout en cherchant un emploi ».

Les classes d’alphabétisation sont pleines à craquer et les subsides ne suivent pas pour ouvrir de nouvelles places ou améliorer l’offre. Les institutions communales, régionales, fédérales et européennes vont-elles se rendre compte un jour, assez tôt espérons-le, que l’analphabétisme et l’illettrisme doivent être considérés comme des priorités, aux côtés de matières comme l’emploi, l’éducation, ou la santé ?

 

 

 

 

Ahmed, Asif, Claude, Dilek, Hassan, Khaistakhan, Rahma et Tajuddin continuent leur apprentissage du français, malgré les nombreuses difficultés qui se mettent en travers de leur chemin. Marie-Claude, d’une bonne humeur éternelle, a toujours cette soif d’aider et de partager avec ses élèves.

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