De la petite Manchester à la petite Marrakech ?
S’il vous arrive un jour de parler de Molenbeek avec des personnes âgées de la commune, quelles que soient leurs origines – bruxelloises, flamandes, italiennes, maghrébines, etc. – vous entendrez très probablement toujours le même récit. L’histoire d’une évolution intrinsèquement liée à l’immigration où l’intégration, les différentes cultures et religions, les questions économiques et la politique tiennent une place centrale.
« On ne peut pas comprendre Molenbeek aujourd’hui, de la forte présence d’une population maghrébine très largement musulmane dans le bas de la commune aux ressentiments qui peuvent exister « entre et envers » certains Molenbeekois si l’on ne regarde pas dans son histoire, confie Mme Michèle, elle-même Molenbeekoise et professeur d’histoire et de français de 61 ans. Une histoire forgée par des vagues d’immigration successives qui, à un certain moment, ne s’est pas passée comme elle se passait depuis toujours, malheureusement au détriment de la dernière vague en date, celle des travailleurs et familles d’origine maghrébine. »
Une conjonction de facteurs exogènes qui déstabilisent l’intégration
À écouter les témoignages de Michèle et des dizaines de Molenbeekois de toutes origines qui ont témoigné sur la façon dont ils ont vu leur commune évoluer avec le temps, il apparaît qu’un problème se serait produit pour cette dernière vague. Un problème qui aurait compliqué l’assimilation de certains de ses membres au sein de la commune et favorisé la naissance de ressentiments de la part de quelques Molenbeekois déjà présents.
« Si certaines personnes posent parfois un regard accusateur, occasionnellement teinté de racisme, sur les populations maghrébines de la commune. Cela tient à la coïncidence de trois grands facteurs, expliquent alors M. Alain, ancien journaliste de 71 ans et Mme Margueritte, 76 ans, tous deux Molenbeekois membres du Conseil Consultatif des Aînés. »
« Premièrement, une conjoncture socio-économique défavorable. Deuxièmement, une différence de culture et de religion qui a pu, parfois, freiner le processus d’intégration. Et, enfin, une gestion politique pour le moins « problématique » des flux migratoires venus d’Afrique du Nord que certains Molenbeekois imputent directement à l’électoralisme de M. Moureaux, bourgmestre PS de la commune de 1992 à 2012. Trop de personnes, peut-être parfois trop différentes, sont arrivées en trop peu de temps à une mauvaise période pour que l’intégration de ces dernières se déroule correctement. »
Des facteurs socio-économiques défavorables
Quand on regarde l’histoire des différentes vagues d’immigration de travailleurs étrangers qui ont forgé la commune, depuis les Flamands fuyant la famine en Flandre au XIXème siècle aux travailleurs italiens, venus principalement après la guerre, un schéma typique d’assimilation et d’ascension sociale se dessine :
Chaque fois qu’une population issue de l’immigration montait dans l’échelle sociale, à force de temps, d’économies et de travail, elle finissait aussi par remonter du bas de la commune, plus ouvrier, où elle était arrivée pour prêter main-forte aux entreprises belges, vers le haut de la commune, plus résidentiel et plus riche, en laissant la place inoccupée à de nouvelles populations. Et ainsi de suite depuis le temps où Molenbeek était surnommée la petite Manchester (XIXème) jusqu’au début des années 1970…
Mais progressivement, intervient Michèle, « cette dynamique s’est grippée. Il n’y a plus eu assez de travail pour tout le monde, Bruxelles s’est lentement désindustrialisée et la possibilité d’ascension sociale a freiné. »
À l’origine de ressentis ?
Ces remplacements de populations d’immigrations précédentes par des populations plus pauvres venues d’ailleurs ont aussi induit, inévitablement, un changement de la physionomie des quartiers de la commune.
« Cela a malheureusement pu mener à la création de ressentiments entre Molenbeekois, car qui dit arrivée de populations plus pauvres dit aussi paupérisation des lieux, poursuit Michèle. J’ai entendu des témoignages de personnes qui souffrent de la dévalorisation des biens immobiliers qu’elles ont durement acquis après une vie de travail… Certaines développent alors un malaise, une amertume, envers les populations nouvelles, qu’elles jugent « responsables » de cette dévaluation. »
« Choc » culturel et religieux
À ces ressentiments d’origine économique viennent, aussi, évidemment, s’agréger, la barrière culturelle plus grande avec des immigrations berbères ou arabes, d’obédience musulmane, qu’avec des immigrations européennes d’obédience judéo-chrétienne. Mais Michèle tempère ce portrait en expliquant qu’historiquement, au-delà des différences, l’intégration se passe plutôt harmonieusement.
« À chaque vague d’immigration à Molenbeek, il y a bien sûr eu quelques accrocs mais cela a toujours fini par marcher. En réalité, cette intégration parfois difficile qui semble aujourd’hui poser problème à certains, est mise en difficulté principalement à cause de la lente progression du chômage, surtout chez les jeunes (37% pour les -25 ans en 2012 !). Certes, la politique ou la différence religieuse ont joué un rôle dans la réussite ou non de l’intégration, mais l’on oublie trop souvent que le vrai nœud du problème est économique avec le manque d’emploi dont les premières victimes ont malheureusement été les travailleurs d’origine marocaine… »
À partir des années 80-90, nombre de gens qui arrivaient pour travailler à Molenbeek, arrivaient lors d’une période de moindre emploi. « Trop tard pour pouvoir bénéficier de l’ascenseur social dont avaient pu bénéficier les vagues migratoires précédentes. Beaucoup d’entre eux sont alors restés bloqués dans le bas de la commune, créant des « entre-soi », et parfois des ghettos socio-culturels qui n’aident pas à l’intégration… Mais de là à parler de Molenbeek comme d’une petite Marrakech, c’est tout à fait exagéré et ce serait faire porter une responsabilité négative aux Marocains alors que l’histoire a été contre eux, conclut alors M. Alain. »
Trois piliers comme « vecteur » d’intégration
« Il y a trois piliers d’intégration : dans l’ordre, le travail, le quartier et l’école. De la solidité du premier peut découler les deux autres. »
À Molenbeek, explique l’historienne, les gens étaient réunis par le travail. Les premiers arrivants marocains, italiens ou autres, lorsqu’ils étaient à l’usine, se retrouvaient mélangés aux Belges et aux membres des immigrations précédentes. Ils pouvaient se faire des amis en dehors de leur communauté et donc s’intégrer. « On souffrait, on travaillait ensemble, poursuit Mme Morelli ».
À partir du moment où il n’y a plus de travail, ce premier pilier intégrateur s’effondre.« À Molenbeek, l’absence de travail a surtout été préjudiciable pour la dernière arrivée, celle des travailleurs marocains, soupire Mme Morelli. Cela entraîne malheureusement des problèmes dans le pilier du quartier. » En effet, si les populations vont et viennent, grâce notamment au travail et à l’ascension sociale, que l’on ne reste pas entre-soi, l’on peut s’intégrer.
« Mais à Molenbeek, des ghettos sociaux/communautaires ont fini par se créer. Les populations, souvent marocaines, plus pauvres, sont restées bloquées dans le bas de la commune. » Reste alors l’école, troisième lieu d’intégration. « Malheureusement l’école fait souvent partie du quartier, termine l’historienne. Si la plupart des jeunes qui y vont sont de la même origine étrangère, leur école elle-même devient une enclave communautaire dans son environnement. L’intégration dans la commune devient difficile… »
Témoignages
« Ce n’est plus le Molenbeek dans lequel j’ai ouvert mon salon de coiffure, il y a cinquante ans. Quand j’ai commencé, j’étais le seul coiffeur originaire d’Afrique du Nord, le seul… Tous les commerces aux alentours étaient bien plus diversifiés qu’aujourd’hui… Dans tout ce qu’on appelle le bas Molenbeek, il y avait tous les types de magasins imaginables, des restos, des bars, des cinémas, des dancings. Il y avait des commerçants belges, juifs, italiens… C’était une commune bon-vivre, si pas « La » commune bon vivre dans laquelle les gens venaient de partout pour sortir le soir, faire les courses. […] J’ai vu mon quartier changer, les commerces belges être petit à petit remplacés par des commerces plus « méditerranéens ». Mais les problèmes que certains voient dans l’intégration ne viennent pas vraiment de ce changement. Ils ne viennent pas non plus de la nature des populations qui passent et traversent la commune mais bien du désœuvrement de la jeunesse quelle qu’elle soit. Car les jeunes qui n’ont pas de travail, qui n’ont pas encore construit de famille, traînent dans les rues. Cela crée une certaine insécurité qui nuit à l’intégration de l’immigration, peu importe d’où elle vient. »
« Quand je suis arrivé en Belgique, d’abord à Saint-Gilles les trois premiers soirs, puis à Molenbeek pour les 53 ans qui ont suivi, j’ai découvert un pays qui m’a tout donné. Je suis venu pour travailler, seul, j’ai quitté le Maroc. J’ai débarqué un soir du train et j’ai construit ma vie ici, je me suis marié à une Belge… Molenbeek, c’est une part de qui je suis. Je n’y ai peut-être pas grandi mais j’y ai vieilli… Ma vie, c’est Molenbeek. […] Beaucoup de belgo-marocains vous diront la même chose, nous aussi nous avons participé à construire Bruxelles, la Belgique, comme les Italiens avant nous et les Flamands avant eux. Qui oseraient dire que nous ne sommes pas des Molenbeekois, que nous ne sommes pas des Belges, alors qu’on a participé à construire vos métros, vos tunnels, qu’on a aidé à construire ce pays. »
Olivier Blondeau